* Judith Bulter, Ces Corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives du “ sexe ”, [Bodies that Matter: on the Discursive Limits of “Sex”, 1993], trad. Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 37.
Dans le vacarme permanent des machines, des voix de
travailleurs et de travailleuses se font entendre. Des
cadres, des infirmières, des assureurs, des commerciaux
qui décrivent, avec leurs propres mots, les divers
mécanismes, organisations du travail, violences, qui les
ont amenés à développer une multitude de symptômes de
souffrance physiques et psychiques. En incarnant tour à
tour ces récits individuels, d’étranges silhouettes
blanches tentent de redonner un corps à ces voix anonymes.
Elles traversent ainsi plusieurs espaces labyrinthiques
vidés de toute présence humaine: salles d’archives,
hangars industriels, blanchisserie hospitalière, bureaux
abandonnés.
Amid the constant din of machines,
worker’s testimonies are heard. Each in his or her own
way, they describe the various mechanisms, work
organization and violence that have led them to develop
a multitude of physical and psychological symptoms. By
embodying these individual accounts, strange white
silhouettes attempt to give body to these anonymous
voices.
Une équipe sportive éclairée par de puissants
projecteurs s’entraîne dans un espace vaste et
sombre. Leurs corps s’y confrontent, s’y
soutiennent et s’y effondrent collectivement. Les
bruits des cris, gestes, souffles et chutes se
mêlent dans l’espace sonore jusqu’à ne plus former
qu’un seul et même organisme bruyant. Un corps
collectif, à la fois discipliné et solidaire, dans
lequel chaque individu s’efface au profit de la
structure fragile et informe du groupe.
A sport team trains in a
dim and vast space. Bodies collide, support each
other, or collapse collectively. The sound of
them yelling, moving, breathing, falling –
everything merges into one and only organism.
This plural body is frail and shapeless,
disciplined and supportive altogether.
L’installation
sonore Stick together est
composée d’une vingtaine de
témoignages recueillis auprès
d’équipes de majorettes et de twirling
exerçant dans le nord de la France.
Des paroles de sportives, de
capitaines et de juges de compétition
qui décrivent la manière dont ces
groupes perçoivent, façonnent et
performent collectivement leur
discipline. Alors que ces pratiques se
fondent sur des exigences de
synchronicité et d’uni formité, cette
installation sonore donne à entendre
des paroles individuelles et autocri
tiques. Grâce à chacun des six
haut-parleurs disposés dans l’espace,
les voix circulent, se répondent en
écho ou se contredisent, selon des
jeux de montage et de spatiali sation
sonore. Ces groupes apparaissent alors
comme une communauté détenant son
propre vocabulaire, ses propres codes,
enjeux, dissensions et rapports de
pouvoirs.
The Stick
together sound installation is
made up of some twenty testimonials
collec ted from majorette and twirling
teams in northern France. The words of
sportswomen, captains and competition
judges describe how these groups
collectively perceive, shape and
perform their discipline. While these
practices are largely based on
synchronicity and uniformity, this
sound installation allows us to hear
individual, self-critical words.
Through each of the six loudspeakers
positioned in the space, the voices
move around. They echo or contra dict
each other, depending on the interplay
of sound editing and spatialization.
These groups then appear as a
community, fuction ning within its own
vocabulary, codes, issues, conflicts
and power relations.
Des centaines de
tenues hospitalières glissent le long de
rails métalliques. Aucune intervention
humaine ne semble régir cette immense et
bruyante machine qui trie, lave et repasse
les vêtements. Le bruit est
assourdissant. Du côté des spectateurs,
sur le quatrième écran, un liquide blanc
et visqueux apparaît. Il s’écoule
lentement jusqu’à fait apparaître la
silhouette d’un corps. L’individu se lève
puis disparaît. Entourés par les images et
les sons de cette usine, les visiteurs se
mêlent aux divers corps qu’elle produit,
impersonnels, anonymes, uniformes,
fantômatiques.
Hundreds of hospital
outfits are sliding along metal rails. No
human intervention seems to preside over
this huge and noisy machine which sorts,
washes, and irons clothes. The noise is
deafening. On the fourth screen, a white,
viscous liquid appears. It flows out
slowly until the outline of a body comes
out. The individual stands up and then
disappears. Surrounded by the pictures and
sounds of the factory, visitors mingle
with the various, impersonal, anonymous,
ghostly bodies it produces
Une femme, dans la nuit, mime la
bande son d’un audioguide. Celui-ci
provient de l’exposition L’art et la
matière, prière de toucher créée par
les musées des beaux-arts de Lyon,
Nantes, Lille, Rouen et Bordeaux en
2021. Ainsi détourné, remonté et
rejoué, l’audioguide décrit désormais
spécifiquement l’expérience tactile
supposée des spectateurs touchant les
corps sculptés féminins. En l’absence
des œuvres elles-mêmes, les mots et
expressions choisis pour les décrire
mettent en évidence, malgré eux, la
manière dont les canons esthétiques
issues de l’histoire de l’art
occidental imprègnent toujours
aujourd’hui notre perception des
corps. L’installation est constituée
d’une projection et de plusieurs
audioguides à disposition des
spectateurs.
In the night, a
woman mimes the soundtrack of an
audio guide. This one is from the
exhibition The Art and the matter,
please touch created by the museums
of fine art of Lyon, Nantes, Lille,
Rouen, and Bordeaux in 2021. In the
film, the audio guide is distorted,
reassembled and replayed. Now, it
specifically describes the supposed
tactile experience of spectators
touching the sculpted female bodies.
In the absence of these sculpted
female bodies, the words and
expressions chosen to describe them
highlight, in spite of themselves,
the way aesthetic canons from
western art history still permeate
our perception of bodies today. The
installation consists of one
projection and several audio guides
available to the audience.
Série de films
Synopsis Deux
amies, assises autour d’une
table, décrivent des images
qu’elles tiennent entre leurs
mains. Celles-ci représentent
des corps morcelés ou entiers,
vivants ou morts, seuls ou en
groupe. Jamais le spectateur
ne pourra les regarder par
lui-même: il est dépendant de
leurs descriptions pour se les
représenter. À travers une
fenêtre, une étrange créature
observe la scène.
La série de films Protocole
est la déclinaison d’un seul
et même film à l’intérieur
duquel s’opèrent, à chaque
épisode, diverses
modifications. Les
comédiennes, les images
décrites, les méthodes de
tournage, les points de vue,
les trucages, la synchronicité
du son, changent et évoluent
de telle manière que la
perception que nous avons des
corps représentés se modifient
au fil des épisodes : la
créature, les deux amis, les
corps décrits, apparaissent
tour à tour absurdes,
réalistes, stéréotypés,
inquiétants. À partir d’un
synopsis commun, il s’agit de
comprendre comment divers
techniques cinématographiques
conditionnent et transforment
notre manière de percevoir les
différents corps présents dans
un film. Le numéro de chaque
épisode de Protocole
correspond à celui du binôme
lors du casting. Ainsi, ces
films intègrent volontairement
leur réalité de production à
leur récit, de manière que les
deux deviennent complètement
interdépendants.
Synopsis Two
friends, sat at a table,
describe several images that
they hold in their hands.
These images depict bodies,
whole or fragmented, dead or
alive, alone or in groups.
The spectator will never see
them through his own eyes;
the girls’ depictions are
his only support for his own
representation. Through a
window, an eerie creature
watches the scene.
The film series Protocole is
the development of one and
only film, in which various
modifications happens each
episode. The actresses, the
pictures being described,
methods of filming, points
of view, the effects, the
sound synchronicity,
transform in a way that
changes our perception of
those bodies through the
episodes: the creature, the
two friends, the bodies
being described, appear
alternatively absurd,
realistic, stereotyped,
eerie. Starting from a
common synopsis, the matter
is to understand how
different cinematographic
techniques condition and
transform our way of
perceiving the various
bodies presented in a film.
Every Protocole episode has
a number, which corresponds
to the different actresses
duos in the casting. This
way, the films consciously
integrate their material
production into their
narratives, both becoming
completely interdependent.
Protocole n°44
Réalisation, image et montage
: Clara Lemercier Gemptel
Prise son : Lise Lebleux
Comédiennes : Guillemette
Crémése et Marianne
Peuch-Lestrade
Protocole n°11
Réalisation, image et montage
: Clara Lemercier Gemptel
Prise son : Lise Lebleux
Comédiennes : Alexia Chazelle
et Carla Legay
Protocole n°34
Réalisation, image et montage
: Clara Lemercier Gemptel
Prise son : Lise Lebleux
Comédiennes : Anne-Laure
Sanchez et Guenièvre Busto
2021, 15min04s, HD, Stéréo
Créé aux côtés de Lise
Lebleux (artiste sonore),
Agnès Gayraud (musicienne et
philosophe) et François
Virot (musicien), ce film
est une balade sonore à
l’intérieur de la Villa
Gillet, l’ancienne demeure
d’une riche famille
d’industriels lyonnais,
devenue aujourd’hui la
maison internationale de
l’écriture contemporaine. Il
s’agit à travers ce film
d’appréhender l’histoire du
lieu, non pas uniquement du
point de vue de son
architecture, mais aussi à
partir de ces
caractéristiques sonores.
Escalier, cave, grenier,
grand salon, chaque espace,
objet, surface, devient
notre terrain de jeu pendant
cette exploration. Nous y
faisons résonner notre
présence de multiples
manières : grâce à des
objets trouvés, nos voix,
nos gestes, nos instruments
de musique. Uniquement
composé à partir de plans
fixes, ce film adopte le
point de vue de celle qui
reçoit ces présences et qui
les fait résonner : la
maison elle-même.
Made
with Lise Lebleux (sound
artist), Agnès Gayraud
(musician and
philosopher), and François
Virot (musician), this
movie is a sound walk
inside the Villa Gillet,
that is the ancient
residence of a rich family
of industrialists in Lyon,
now the international
house of contemporary
writings. This movie is
about apprehending the
place’s story, not only
from an architectural
point of view, but also
from its sound
characteristics. Stairs,
cave, attic, large living
room – each space, object
or surface becomes our
playground during this
exploration. We make our
presence resonating in
several ways: with the
help of the objects we
find, our voices, our
gestures, our musical
instruments. This movie is
only made up with fixed
shots, and in that regard
adopts the point of view
of the one receiving these
presences and making them
resonate; the residence
itself.
Le matte painting est
une technique cinématographique
consistant à peindre la
représentation d’un paysage,
d’un décor ou d’un lieu éloigné
afin de créer à l’image
l’illusion d’un environnement
qui n’est pas présent sur le
lieu de tournage. Les 10
photographies qui composent
cette série d’images ont été
réalisées en 2024 à l’intérieur
de carrières de pierre et
d’usines de conditionnement de
calcaire en activité dans la
région du Salzkam mergut en
Autriche ainsi qu’au musée de
l’histoire minière d’Hallstatt.
Les espaces, objets et
personnages qui y sont
représentés dessinent un récit
national fantasmé, impré gné des
modes narratifs hollywoodien et
de l’iconographie du cinéma de
science-fiction.
Matte painting is a
cinematographic technique
involving the painting of a
lands cape, a set or a
location to create the
illusion of an environment
that is not present at the
shooting location. These 10
photographs were taken inside
active stone quarries and
limestone conditioning plants
in the Salzkammergut region of
Austria, as well as at the
Hallstatt Mining History
Museum. The spaces, objects
and characters depicted in
these works sketch out a
fantasized national narrative,
imbued with Hollywood
story-telling and the
iconography of science-fiction
cinema.
Rassemblant 21
photographies réalisées
entre 2017 et 2022, cette
édition est le résultat de
cinq année de recherches
visuelles. Les images qui
s’y trouvent ont été
fabriquées à partir
d’éléments provenant de
mon quotidien que je relie
volontairement, à travers
des jeux de mise en scène,
à diverses iconographies
appartenant à une certaine
histoire européenne de la
peinture et à une histoire
cinématographique du
personnage. Des
photographies qui sont de
ce point de vue à la fois
des expérimentations, des
hypothétiques projets de
films, mais aussi des
remakes d’images déjà
vues, fantomatiques,
iconiques, qui ont
marquées selon moi notre
manière (et notamment la
mienne) de représenter un
corps à l’image.
Gathering 21 photos
taken between 2017 and
2022, this edition is
the result of five years
of visual
experimentations. The
pictures were produced
from elements of my
daily life, that I link
consciously, through
staging plays, to
various iconographies
belonging to a certain
European story of
painting and to a
certain cinematographic
history of the
character. These photos,
in that regard, are both
experimentations and
hypothetical movie
projects, but also
remakes of already seen
pictures, ghostly and
iconic, which have
marked, to me, the way –
including mine – we
depict the body through
images.
Dans cet
essai, j’ai analysé cinq scènes de
films à partir des concepts de
corps substantiels et de corps
abjects définis par Judith Butler
dans son livre Ces corps qui
comptent. Vampyr de Dreyer, San
Clemente de Depardon, Videodrome
de Cronenberg, The Act of Seeing
with Own One’s Eyes de Brackage, A
Study in Choreography for a Camera
de Deren sont ainsi appréhendés
sous l’angle des rapports de force
et de domination qui conditionnent
la représentation des corps filmés
à toutes les étapes du travail
cinématographique. Ce travail
d’écriture vise avant tout à
articuler l’inévitable réification
des corps filmés par le mécanisme
cinématographique, soit l’impact
évident du cinéma sur notre
définition culturelle et sociale
de l’individu, avec la possibilité
d’un cinéma qui, en assumant
pleinement la réification qu’il
exerce sur les corps, serait
également porteur d’un autre
rapport à l’altérité.
Un laboratoire de
l’abjection est un
cycle de huit projections
mêlant des films d’ar
tistes, films
documentaires et cinéma de
genre, qui s’est déroulé
du 8 janvier au 26 avril
2023 à monopôle,
artist-run space situé à
Lyon. Chaque projection
est composée d’un
court-métrage et d’un
long-métrage, produit
entre 1907, pour le plus
ancien, et 2022, pour le
plus récent, de manière à
élaborer un dialogue entre
deux œuvres traitant d’une
thématique commune depuis
des époques et des points
de vue différents.
Dans cette programmation,
les films d’Alice Guy
cohabitaient avec ceux
d’Abel Ferrara, ceux de
Lucile Hadžihalilović avec
ceux de Carole
Roussopoulos, ceux du
collec tif Youpron avec
ceux de Marie Losier. En
présence des
réalisateur.ice.s ou non,
à l’issue de chacune de
ces projections, nous
avons échangé autour des
enjeux cinématogra
phiques, politiques,
militants et historiques
liés à la représentation
des corps au cinéma et
l’élaboration des corps
dits abjects.
Un
laboratoire de
l’abjection is a
cycle of eight screenings
combining artists’ films,
documentaries and genre
cinema, held from January
8 to April 26, 2023 at
Monopôle, an artist-run
space in Lyon. Each
screening is made up of a
short film and a
feature-length film,
produced from 1907 for the
oldest, up to 2022, so as
to create a dialogue
between two works dealing
with a common theme from
different eras and points
of view.
In this program, the films
of Alice Guy cohabited
with those of Abel
Ferrara, those of Lucile
Hadžihalilović with those
of Carole Roussopoulos,
and those of the Youpron
collective with those of
Marie Losier. At the end
of each screening, with or
without the directors
present, we discussed the
cine matographic,
political, activist and
histori cal issues
surrounding the
representation of bodies
in cinema and the
elaboration of so-called
abject bodies.
e-mail: claralemerciergemptel@gmail.com
Instagram : https://www.instagram.com/gemptell/